Interview exclusive de Patrice Bardot, rédacteur en chef de THE magazine des musiques électroniques : Tsugi

Au cœur du pivot rédactionnel et webradiophonique des musiques électroniques! Toujours debout contre vents et marées!

Toujours plein de bonhomie. Toujours disponible malgré l’avalanche de sollicitations dues à la pléthore d’artistes, de tourneurs, d’agents en quête de diffusion dans les rares canaux indépendants qui font de la résistance. Patrice Bardot nous a fait le plaisir de nous accorder une longue interview dans un café parisien. Une plongée dans une double décennies de musiques électroniques (et d’autres styles !). Avec celui qui a été rédacteur au magazine Trax en 2000. Et qui a quitté, avec sa bande, ce magazine pour fonder Tsugi. Bientôt les 15 bougies. Et une mue permanente. Indispensable pour continuer à nous faire découvrir des cartouches sonores pointues.

Q : Tsugi fête ses 15 ans cette année. Sachant que la presse écrite n’est pas au mieux. C’est un exploit, non ?

On fête nos 15 ans l’année prochaine. Et en même temps, le numéro 150 qui sort en mai.

A l’époque, en 2007, on essaie de racheter Trax [dans lequel il bossait depuis plusieurs années avec ses compères]. Mais Technikart l’a emporté au tribunal de commerce avec 5.000 euros de plus. Nous, on avait réuni 45.000€. Donc on s’est lancé avec cette somme pour créer Tsugi. La chance est que Trax nouvelle formule a recommencé deux mois après, ce qui nous a laissé le champ libre. Trax n’arrivait pas à trouver des gens pour faire le job. 90% de l’équipe était là, avec nous, et on concentrait la plupart des journalistes du domaine.

C’est un exploit d’être toujours là. Il faut dire que, quand on a lancé cette histoire, on était déjà tous un peu âgés. Quand tu lances un canard à 20 ans, tu t’en fous d’être payé. Tu peux vivre d’amour et d’eau fraîche (rires). Il fallait trouver un modèle économique. Ce modèle économique a été trouvé en multipliant nos activités. Tsugi était devenu la face visible de l’iceberg. Un site web a été lancé. Et un second magazine, Reggaevibes, qui a rapporté un peu d’argent [donné depuis à un autre éditeur, car SoPress n’était pas intéressé]. Et puis on a commencé à travailler avec des marques qui nous sollicitaient sur la musique comme Ricard, Absolute, Heineken avec Greenroom, Welcome fan pour Accor Hotels Arena. Par exemple, Ricard voulait une plaquette sur le clubbing dans les villes européennes. On continue aujourd’hui à travailler pour Redbull et la Sacem. Puis, on a fait des soirées qui rapportaient un peu d’argent. La multiplication de ces activités a bien marché. Au début, lors du lancement en 2007, c’est le chômage qui nous a payé. On avait lancé un canard, Serge, sur la chanson française. Beaucoup en ont parlé : il a même été présenté par Claire Chazal au JT de TF1. Sauf que, bon ça a été quand même un gros échec public, parce l’idée était un peu en avance : on parlait un peu de tout ce qui était chanté en français, en mélangeant le hip hop, la chanson, le rock. Le public n’était pas prêt à ça.

Cette diversification a été jusqu’à s’occuper d’une salle de concerts à Paris, avec le Trabendo. Et à faire aussi le cahier de musique de Libération depuis 7 ans, qui est quand même une source de revenus importante.

Nous avons lancé Tsugi radio [la webradio défricheuse de sons inédits, disponible ici : https://www.tsugi.fr], qui est un gros atout avec ses studios à la Villette. Elle s’externalise dans beaucoup de festivals. Les festivals nous payent pour qu’on fasse une émission spéciale. Antoine Dabrowski [qui s’occupe de la Tsugi Radio] vient de France Inter. Et les émissions sont, avec lui, à un niveau de qualité hyper pro. On a fait depuis 4 ans, les Transmusicales, les Eurockéennes, Fiestas des Sud, le Printemps de Bourges.

La webradio : défricheuse par excellence

En 2018, on s’est rapproché de So Press. Ce qu’on a fait, c’est un échange d’actions : on leur a donné la boîte, avec en échange la prise d’actions de So Press. Mais on reste indépendants.

Aujourd’hui, il y a des questions à se poser sur l’avenir du papier. Pendant la pandémie, le mag a perdu 80% de ses revenus publicitaires. Là, ça revient. Ce qui fait qu’on continue… Même pour le site web, se pose la question de la pertinence d’un site avec la prédominance des réseaux sociaux.

Q : Tsugi a su se renouveler en permanence : programmation au Trabendo, la rafraîchissante Tsugi radio, co-organisation de festivals, etc.

On est co-gérant de la salle de concerts du Trabendo avec le tourneur Super ! [les bureaux de Tsugi étaient même un temps au-dessus du Trabendo, ndr]. C’est essentiellement une salle de location. Des producteurs de concerts louent la salle. On produit très peu d’événements, à part l’anniversaire de Tsugi. Les murs appartiennent au Parc de la Villette. On détient le fonds de commerce en somme. Les bénéfices sont divisés entre nous et Super ! de Julien Catala. Ça fait 9 ans qu’on s’occupe du Trabendo. C’est un bail de 8 ans au Trabendo, qui vient d’être renouvelé il y a 2 ans. Donc, on a le temps de voir venir (rires).

Le Trabendo et Libé sont nos deux sources de revenus importantes. Le magazine est à l’équilibre, mais ne nous rapporte pas d’argent. Rares sont les supports de presse papier qui rapportent de l’argent. Tsugi, c’est une carte de visite qui permet de montrer ce qu’on fait. Tout en étant passionné par ce truc-là. C’est un peu irrationnel (rires).

On a sorti aussi le bouquin Electrorama [retraçant 30 ans de musiques électroniques françaises, ndr], qui a quand même rapporté. Là, on a peut-être un second chantier…

Q : Ça doit te faire bizarre maintenant de parler d’argent, alors que ça ne devait pas être ton truc ? (rires)

Ouais ouais (rires). Ce qui est marrant dans cette aventure c’est qu’on a appris des tas de choses qui dépassaient notre métier de critique musical. Arnaud [Le Vot, le directeur financier] a appris la gestion d’une salle de concert, l’édition de la presse. Alexis [Bernier, le directeur de publication] a appris à parler avec les marques, répondre à des appels d’offre, etc. Tous les jours on est obligé se réinventer si on veut exister. C’est une réinvention permanente.

Q : Les artistes vendent moins d’albums, mais comptent beaucoup sur les festivals désormais, qui se sont beaucoup multipliés. En même temps, les festivals sont souvent des expériences vécues mémorables. Comment vois-tu ce changement ?

Le problème est l’inflation des cachets. Ça tourne un peu autour des mêmes Djs bankables. Il existe une grosse disparité entre l’un qui va se faire 500 balles la soirée et l’autre 50.000. L’échelle des salaires est juste gigantesque. L’essentiel pour moi est que l’artiste soit rémunéré. Que ce soit par l’album ou sa prestation. Un artiste est un peu comme la presse [comme Tsugi] : il est obligé de sortir un track, ou un remix, pour être visible. C’est sa carte de visite. Un Dj qui ne produit plus ses morceaux, il n’en existe plus. Souvent tu as des producteurs qui s’improvisent Dj pour pouvoir tourner. Ils mettent une clé USB et c’est fini. C’est tout préprogrammé.

Q : …Comme Steve Aoki. Genre le mec, il se casse une jambe et le truc continue de tourner (rires)

(rires) Le vrai Dj qui connaît la technique, qui réagit au public, qui ne déroule pas son truc avec une clé USB, ce Dj-là est rare. Aujourd’hui il n’y a pas de Laurent Garnier de la nouvelle génération. En tout cas, je n’en connais pas.

Q : Tu dois avoir un catalogue de morceaux hallucinant. Quelles sont les pépites que tu as retrouvées récemment après les avoir complètement oubliées ?

J’écoute beaucoup de choses. Chez moi, je n’écoute quasi pas de musiques électroniques. Il y a le rock, la chanson, le jazz, le classique avec Bach que j’adore. La musique électro, finalement, c’est un peu le boulot (rires). Je suis très attaché à la musique des années 70. J’ai redécouvert Phoebe Snow, album Second Child Out de 76, album soul jazz ; Pharaoh Sanders, le jazzman. En ce moment, j’écoute les Grys-Grys de Montpellier avec leur album To Fall Down, que je trouve vraiment intéressant dans le style rock-garage. Également quatre nanas de Dijon : Alvilda… [Je vois aussi la grosse référence métal sur son portable] : j’écoute aussi Gojira (rires). Des goûts vraiment très variés (rires).

Le gros coup de cœur c’est Sault, un groupe anglais dont on ne sait pas grand-chose, 5 albums en 3 ans. C’est de la soul électronique, légèrement hip hop, un peu trip hop. Toute la scène jazz UK aussi : on a fait la couv dessus [Tsugi 134]. Dernièrement : Parquets Courts, Working Men’s Club, Fontaines DC. Il y a aussi des français très bien : Psychotic monks, Johnny Mafia sur le label Howlin’ Bananas, un label en pointe pour le rock, même s’il y a toujours Born Bad également. Ils ont sorti beaucoup d’artistes intéressants.

Q : Qu’est-ce que tu aimes passer dans les soirées avec tes proches ?

Je passe beaucoup de house. Moodyman ; les compil du label SALSOUL, le label disco new-yorkais du début des années 70 ; des mix de Dixon, de Âme…

Q : Un ou deux albums oubliés ? Que tu ne réserverais pas pour un hors-série… (rires partagés)

Radio birdman – Living eyes (1981). Du rock australien, très stoogien.

Howie B. – Music for Babies (1996), au début du trip hop. Il a bossé avec Björk, Tricky, un peu minimal et très ludique

Les hors séries de l’été sont toujours des grands moments de découvertes

Q : L’album électronique ou l’artiste/groupe qui t’a le plus marqué ?

C’est un peu compliqué (rires). Tu veux dire mes groupes favoris de tous les temps ? (rires). Sur l’électronique, j’adore Moodyman. DjJDeep quand il était house… Très difficile, car on est tellement immergés de morceaux… (rires). Faudrait que je me pose pour y réfléchir… Tiens, il y a un mec que j’aime beaucoup : Andrea Lazlo de Simone Uonna donna, belle découverte de ces dernières années.

Q : Quelles sont les expériences les plus marquantes avec les artistes que tu as interviewés ?

Une qui m’a marqué, c’est parce que je venais d’arriver à Trax. Et je pars faire le sujet de couverture de Sigur Rós en Islande, à l’époque du second album. Le groupe était assez mystérieux. On arrive et ils nous disent « on vous a préparé un truc pour la session de couverture, vous allez voir, ça va être chanmé ». En fait, ils avaient préparé une session avec des trisomiques déguisés en anges… Eux, les membres du groupe, étaient au milieu, et les anges trisomiques dansaient autour. Et moi, il a fallu que j’anime la session de couv, en leur disant qu’il fallait qu’ils bougent comme ça… C’était assez cocasse. On était dans un vieux hangar, donc il a fallu rajouter un décor derrière. C’était un truc assez incroyable. Puis, après on a été dîner chez Jonsi le chanteur qui nous avait fait une soupe à l’ail. Et après, on a fait la tournée des boites de Reykjavik… Parce que ces mecs-là, on imagine qu’ils sont totalement introvertis. Mais non, c’était des gros fêtards. Une expérience marrante qui a fini tôt le matin.

Deux souvenirs marquants avec Laurent Garnier : une sorte de tournée en Angleterre, partis avec le photographe de Liverpool où il jouait, jusqu’à Londres, au Club The End où il se produisait. On a fait l’interview dans la voiture. Tout un week-end avec lui, c’était cool. Ça a permis d’avoir des liens de proximité.

Et il y a 10 ans on a fait la fermeture du club Yellow à Tokyo. C’était assez extraordinaire. On n’a pas quitté le club pendant 3 jours.

Avec le mag Serge, fait avec Didier Varrod, directeur de la musique de Radio France, on avait réussi à décrocher une interview de Renaud. Ça faisait des années qu’il n’avait parlé à personne en interview. Il était dans un état moyen. Et là il s’est lâché en disant qu’il vivait en banlieue (Meudon), parce que sa femme l’a fait déménager. Et qu’il se faisait chier : « au bout de la rue, il y a le cimetière », nous dit-il. « J’ai perdu tous mes potes ». Du coup, cette interview a été reprise par Paris Match et les autres journaux. Les gens étaient verts. Alors que ça faisait 10 ans qu’il n’avait pas parlé.

Q : Le concert ou festival le plus dingue que tu aies vécu ?

Je reviens dessus, mais la fermeture du club Yellow à Tokyo, 3 jours et 3 nuits sans interruption. Garnier, Body and Soul avec François Kervorkian, Danny Krivitt et Joe Claussell, qui se sont relayés sans interruption pendant 3 jours et 3 nuits. On a dû dormir 3 heures chaque nuit. On a entendu toutes les musiques possibles, des chants tibétains, de la house, de la techno…, avec un soundsystem incroyable, et une ferveur folle du public japonais. C’était dément.

Les Raves à Mozinor. Tu te demandes un peu où t’es tombé. Tu ne sais pas d’où viens la musique. Tu découvres une énergie incroyable entre les gens que tu n’as jamais vécue auparavant.

La rave des transmusicales en 91. A l’époque t’allais voir les trucs mais tu ne savais pas qui étaient les artistes. J’ai découvert après que c’était Jeff Mills, Underground Resistance [les pionniers de la techno, ndr]. Il y a eu aussi la rave dans la Grande Arche avec Laurent Garnier. Quand j’étais jeune, la Mano Negra en concert. Sur scène c’était de la folie.

Je peux me taper la frime en disant que j’ai vu Nirvana à la MJC d’Issy-les-Moulineaux. Premier concert en France, ils faisaient la 1ère partie de TAD, un groupe de Seattle, du label Sub pop. Ça devait être en 91. Je ne travaillais pas dans la musique mais j’étais passionné de musique.

Q : Les artistes avec le plus d’originalité dans les musiques électroniques, ou tu t’es dit « woaw, c’est frais » ?

(Après beaucoup d’hésitation) Holy Hive. De la pop jazz un peu éthéré. The Mayans, des anglais qui ont sorti plusieurs maxis. C’est un peu de la revival French touch. Ça m’éclate assez. Dans le style dansant, je trouve ça pas mal. Je n’écoute pas du dancefloor sans arrêt chez moi (rires).

J’écoute beaucoup Khruangbin, un trio texan, c’est dub pop world, on va dire. Dans le mainstream, Lana del Rey, les trois derniers albums.